Paris Match - 29 mai 1965





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UNE FORMIDABLE INVENTION FRANÇAISE : BIENTÔT IL N'Y AURA PLUS DE ROUES

LE TRAIN SUR AIR : 400 A L'HEURE


C'est une révolution dans les transports terrestres. Peut-être la fin de l'ère de la roue. Un ingénieur français, Jean Bertin, invente l'aérotrain, le coussin d'air : vitesse 400 km/h. Le gouvernement s'y intéresse. Un prototype sera prêt à la fin de l'année.


BIENTÔT LE TRAIN SANS ROUE

La longue marche qui l'a mené de Lille à Toulouse, en passant par Matignon, la rue Saint Dominique et le faubourg Saint Honoré est-elle enfin terminée ? Il n'ose encore y croire. Pendant 7 années, Jean Bertin a tiré les sonnettes, cinquante, soixante… Il ne veut plus y penser. Ce soir, il a gagné la première manche d'un long combat. Dans le "Who's who" en France, comme dans le Bottin mondain, il y a huit Bertin, mais le seul Jean Bertin n'est pas polytechnicien, c'est un artiste peintre. Et pourtant ce soir toute la France parle de lui et il est vraisemblable que demain ce sera le monde entier. Jean Bertin en effet est, de l'avis des spécialistes en passe de révolutionner purement et simplement les transports en commun sur les distances allant de 5 à 1000 km.Tout porte à croire que ce sera là un immense succès français, quelque chose comme la Caravelle avec ses réacteurs à l'arrière que le monde entier a copiée sans vergogne, ou la télé couleur d'Henri de France. Mais tel l'ingénieur en chef Pierre Satre de Sud-Aviation, et Henri de France de la SECAM, l'homme qui me fait face avec son visage florentin à la Savonarole et son accent bourguignon qui fait penser à la grande Colette, ne cesse de répéter – Dites bien que je ne suis pas l'inventeur de l'Aérotrain. Ce fut un travail d'équipe. Toute découverte de nos jours ne peut être qu'un travail d'équipe. Il n'y a plus d'inventeurs solitaires frappés comme par le Saint Esprit de quelque éclair génial. Malheur, dans ce monde, au Newton de la seconde moitié du XXème siècle qui recevrait une pomme sur la tête : d'isolé, il deviendrait solitaire. Nous ne pouvons plus espérer - et ce grâce à une accumulation de nouvelles connaissances fondées le plus souvent sur la science physique – qu'à mettre au point des solutions de ce qui passait jusque là pour insoluble.
Jean Bertin, quarante sept ans, 1 m 75, soixante-dix kilos, teint mat, cheveux gris, marié, cinq enfants, habitant Neuilly sur Seine, à l'orée du Bois, promotion 1938 de Polytechnique, classes interrompues par la guerre comme artilleur, un doigt coupé dans une culasse de 75, études complétées à Lyon-Villeurbanne, puis à Super Aéronautique, replié à Toulouse où il passa en se jouant une licence de droit, se remet lentement des fatigues de sa longue marche. Il ne s'est encore que mal habitué au confortable bureau des bâtiments modernes et fonctionnels construits à Plaisir les Gâtines. Le paysage de l'Ile de France n'en a pas trop souffert, et il en est heureux.


A 400 KILOMÈTRES/HEURE, DIX FOIS MOINS DE BRUIT QUE LE MÉTRO

La dernière fois que je l'avais vu, c'était il y a un an et demi, dans un étonnant "atelier – garage" de Colombes. Que de chemin parcouru. L'essentiel de l'activité de son groupe semblait axé sur l'unique maquette de l'Aérotrain, gonflée d'air comprimé pour recréer le coussin d'air. De joyeux manœuvres en salopette, accent parisien, cigarette aux lèvres, l'envoyaient d'un bout à l'autre d'une piste monorail en contre-plaqué. La piste existe toujours. Elle a été transportée à Plaisir. Les manœuvres sont toujours là. Il ont toujours l'accent parisien et le mégot aux lèvres. Mais, le matin même, la maquette avait été reçue en grande pompe à l'hôtel Matignon et le premier ministre s'était amusé, d'une légère poussée – presque une pichenette – à lui faire franchir les 10 mètres de la piste en bois contre-plaqué. Il fut aussitôt convaincu : coussin d'air, pas de contact donc pas de frottement, tout le miracle tient là.
Cette révolution dans le domaine des transports couronne en le complétant près d'un siècle de recherches. L'Anglais Scott Russel, en 1865, et un Suédois de Laval, en 1882, avaient étudié les possibilités d'un soufflage d'air sous la coque des bateaux pour diminuer la résistance à l'avancement. En 1916, Dagobert Müller von Thomanhul avait mis au point un bateau lance torpilles à coussin d'air qui, aux essais, atteignit les 100 km/h. Mais c'est un français, Girard, qui en 1880, construisit un train glissant sur coussin d'eau qui parcourut, lors de l'Exposition universelle de 1889, quelques 1400 kilomètres avec des passagers. Il était installé sur l'Esplanade des Invalides. Ce système devait faire l'objet d'un perfectionnement grâce aux travaux de l'ingénieur Théryc, entre 1902 et 1915, qui visait à substituer l'air à l'eau pour le supportage… Jean Bertin résume pour nous, avec son inlassable patience et comme il dut le faire quelques milliers de fois au cours des sept années précédentes, les avantages de ce qu'il se refuse à appeler une invention, mais décrit toujours aussi modestement comme "une solution valable".


Le déraillement est impossible

- La vitesse peut-être aussi élevée qu'on le veut. Dans le "glissement" obtenu, aucun organe mécanique ne voit ses conditions de travail rendues plus sévères, ce qui est la règle pour les véhicules à roues, quels qu'ils soient, tel le train monorail japonais et allemand ou le futur métro suspendu Charenton – Créteil. Avec l'Aérotrain, la révolution est totale : c'est la fin de l'ère de la roue.
- 400 km/h peuvent aisément être atteints avec un moteur d'avion traditionnel de faible puissance ou un turboréacteur. Mais rien n'empêche d'utiliser un réacteur pur. Aucune limite théorique à la vitesse, fut-elle supersonique. Elle reste fonction du profil du parcours obligé et de la longueur de celui-ci.
- Extrême confort des passagers, dû à la notion même de coussin d'air. Les perturbations dues aux défauts de la voie ne peuvent en aucun cas être transmises à l'habitacle. Seule rançon des très grandes vitesses et, au cas exceptionnel où le freinage normal prévu par inversement du pas de l'hélice ou du jet ne fonctionnerait pas, recours au freinage de sécurité par patins sur le rail central entraînant une décélération pouvant dépasser la valeur de la pesanteur "G", d'où nécessité d'une ceinture de sécurité en cas d'alerte. Mais n'était-elle pas d'un usage quotidien au décollage et à l'atterrissage des avions et ne se répand-elle pas chez les automobilistes ?
- Aucun déraillement n'est possible en raison de la hauteur du monorail et même, en cas de panne totale de sustentation, il ne peut y avoir coincement des patins de sécurité, ceux-ci travaillant dans des conditions d'allongement surabondant.
- Ces avantages ne sont aucunement contrebalancés par des coûts prohibitifs de construction du véhicule et de la voie. Le véhicule ne comportant ni roue, ni suspension, ni point de concentration d'effort, peut être de structure analogue aux carlingues d'avion. Ce sera d'ailleurs vraisemblablement l'industrie aéronautique qui en assurera la construction. La seule partie onéreuse est le groupe motopropulseur si l'on vise de très hautes vitesses. Quant à la voie elle même, son profil en est simple. Elle peut se traiter en béton ou en métal. Les charges étant totalement réparties, la pression au sol sera très inférieure à celle d'un pied humain. Cette voie pourrait être aussi légère qu'une passerelle de piéton par exemple. Son implantation n'a plus à tenir compte des profils. Immense avantage lorsque l'on sait qu'un train ne peut affronter une pente de plus de 4 pour 1000, car les roues motrices patinent et s'emballent. La piste pourrait être soit posée à même le sol, soit être montée sur des piliers légers à 10 ou 20 mètres de hauteur au milieu des autoroutes ou parallèlement à des voies ferrées existantes. Aucun bruit ou presque, aucune vibration en tout cas, la piste pourrait même passer au dessus des toits des immeubles d'une grande ville. Les aérotrains ne feraient pas le dixième du bruit du métro aérien. "Nous ne prévoyons d'ailleurs, dit-il, que deux catégories différentes. Tous auront une habitabilité de 80 à 100 passagers. Mais les uns assureront les liaisons urbaines pour des distances comprises entre 100 et 5, 6, 800 kilomètres avec des fréquences aussi grandes que pourront le souhaiter les usagers réduits pour l'instant à un choix de trois, quatre, cinq horaires par vingt quatre heures. Ils circuleront pour commencer à 400 km/h. Les autres, prévus pour les liaisons suburbaines et des distances de 5 à 50 kilomètres, auront une vitesse de 200 km/h.
- Il va de soi que, lorsque nous citons une ville, nous entendons départ et arrivée au cœur de celle-ci. Nous n'entendons pas concurrencer les lignes aériennes mais, bien au contraire, les compléter. Au lieu de perdre une heure pour aller à Orly et souvent plus pour aller au Bourget, le voyageur y serait rendu dans le quart du temps. De toute façon, il s'agirait d'un véritable desserrement des zones urbaines. Les travailleurs pouvant, en un temps donné, parcourir deux à cinq fois plus de trajet qu'avec les moyens conventionnels, il s'ensuivrait qu'ils pourraient utiliser des aires de résidence quatre à vingt cinq fois plus étendues."
Jean Bertin s'est tu. Il sait qu'il détient la clef de l'un des plus effarants problèmes de notre temps. Ce problème se pose d'ores et déjà aux Américains de la côte Est. Il y a quelques semaines, le grand magazine "Fortune" lui consacrait une enquête aux conclusions dramatiques. Toute la zone qui s'étend de Boston à Washington est frappée d'apoplexie. C'est en vain que les Américains ont construit des autoroutes à cinq, six, huit voies. La vérité est là, évidente : le transport individuel est inéluctablement condamné dans la grande banlieue des villes, après qu'il ait été tué au cœur même de celle-ci. C'est le retour irrémédiable aux transports en commun si timidement esquissé à Paris avec les bus bleus. Encore faut-il en effet que ces transports en commun ne soient pas ceux de grand papa. Or, à Saint Lazare par exemple, les trains de banlieue sont encore dans leur majorité remorqués par des locomotives à charbon quinquagénaires. Sauf sur la ligne de métro Vincennes-Neuilly, des millions de parisiens s'entassent chaque jour dans des wagons datant du président Fallières. Les autres prennent place dans des autobus dont beaucoup encore datent des années 30 et possèdent la charmante mais archaïque plate-forme arrière de l'autobus S cher aux "Frères Jacques".


Prix du voyage : 6 centimes le km

Ainsi, Jean Bertin et son équipe vont-ils recevoir de l'Etat, au titre du FIAT (Fonds d'investissement de l'aménagement du territoire) et après sept années de patience, quelque trois millions venant s'ajouter aux deux déjà dépensés et aux deux autres millions que les actionnaires viennent in extremis de lui apprter. Car tous les coups de sonnette ne furent malgré tout pas inutiles. Il y eut de très rares réponses favorables, mais de qualité et, parmi elles, celle des "Grands Travaux de Marseille", d'"Hispano Suiza", des usines "Ratier" (fabricant d'hélices à Figeac) et de la banque de Rivaud.
Ces fonds vont permettre la construction d'un prototype de six places, qui sera essayé en fin d'année sur six kilomètres de piste construite sur une voie désaffectée de la SNCF. Elle doit permettre de faire une démonstration décisive. L'opération a d'ailleurs un nom d'examen : "Essai probatoire".
Le gouvernement n'a consenti cette subvention, qui n'est d'ailleurs pas à fonds perdus, bien au contraire, que pour hâter cette épreuve. Il est bien entendu en effet que Bertin et compagnie, et plus spécialement sa filiale, la Société d'Etudes de l'Aérotrain, consentirait en cas de réussite des conditions particulières aux organismes français intéressés : ministère des Transports, SNCF, chambres de commerce, aéroports, etc.
Un plan plus ambitieux qui aurait coûté, lui, non pas 300 millions mais un milliard d'anciens francs et aurait permis la construction immédiate d'un prototype de quatre-vingts ou cent places n'a pu être entériné et c'est dommage, car il aurait fourni des indications définitives sur le problème essentiel de la rentabilité. Les prévisions sont optimistes. Le prix du kilomètre voyageur avec amortissement de la voie sur cinquante ans pour un traffic journalier de cinq mille personnes est de 0,06 franc. Deux à trois centimes s'y ajouteraient si l'amortissement de la voie devait se faire en vingt cinq ans. Ce sont ces chiffres qui ont particulièrement intéressé, par exemple, les Brésiliens et les Japonais. Ce sont ceux que Jean Bertin partira offrir aux Américains le 21 mai. Lui aussi doit à ses actionnaires de traverser l'Atlantique. Mais quel progrès réalisé après cette décision du conseil des ministres sur les deux équipées outre Atlantique de deux français géniaux qui, il y a trente cinq ans, las de tirer les sonnettes, durent se contraindre à l'exil.


Nous louons notre matière grise

Au cœur de la crise de 1930, l'ingénieur Eugène Houdry proposait aux Américains de la Socony Oil de remplacer les traditionnels procédés de cracking pour le raffinage du pétrole par la catalyse. Il avait perdu quelques quinze années en Europe. Huit jours plus tard, on construisait à New Jersey la première usine destinée à utiliser ce procédé. A peu près à la même époque, Raymond Loewy s'expatriait lui aussi. Il allait révolutionner l'esthétique commerciale américaine : sa devise, qui allait faire fortune et sa fortune : "la laideur se vend mal". Tous deux sont naturalisés américains.
Caravelle a admirablement réussi. La Télé couleur française est en passe de la faire. Concorde a toute chance d'être un grand succès mais n'est une opération française qu'à 50%. Alors que la France est contrainte d'acheter de plus en plus de brevets à l'étranger et se tourne même aujourd'hui vers l'Union Soviétique, le geste du gouvernement français est capital. Et tout à coup, Jean Bertin si calme jusque là, parle avec passion.
"Par delà l'Aérotrain, c'est le problème de la recherche qui se pose. Chaque industrie avait, jusqu'à notre époque ses recettes industrielles. Celles-ci ne sont plus valables à l'échelon de la concurrence mondiale, ni même à celui du Marché commun. Il faut aujourd'hui rassembler d'immenses sources polyvalents et des connaissances. L'heure n'est plus où la recherche doit seulement dépendre de l'industrie de production. Un grand orchestre ne peut engager à l'année de grands virtuoses, mais il peut les louer pour un concert ou un enregistrement. Quand j'ai quitté la SNECMA en 1956, pour me lancer dans cette aventure, j'avais avec moi vingt personnes ; nous somme quatre cents aujourd'hui, dont une centaine d'ingénieurs appartenant à toutes les branches de la production. Ce qui nous animait était notre désir d'être consultés en tant que bureau de recherche et en fonction de nos ressources et formations polyvalentes sur des problèmes techniques précis. Nous avons, en sept ans, trouvé des centaines de solutions et nous l'avons fait de tout notre cœur. Notre vocation, en un mot, est de louer notre matière grise. Mais que de déceptions et de tentatives inutiles. Tant et tant de fois nous nous sommes heurtés à la méfiance et à la routine. Il a bien fallu que l'Etat lui-même complète l'effort de l'industrie privée.
Aux Etats Unis, ce sont le plus souvent les laboratoires des universités qui sont à la pointe des recherches. Elles sont financées par le capitalisme privé, qui bénéficie de dégrèvements fiscaux.


C'est l'Elysée qui donne le feu vert

En Union Soviétique, l'Etat finance directement.
Ce n'est pas parce que j'ai fait Super Aéro, mais j'estime que l'élite des chercheurs s'était dirigée vers l'aviation. Puis, à partir de 1945, ils se penchèrent vers les problèmes nucléaires. Maintenant, ce sont les recherches spatiales. Il faut comprendre que ces recherches à l'échelon le plus élevé se révèlent finalement rentables.
Un seul exemple : voyez tout ce que les moteurs d'automobiles doivent aux moteurs d'avions : soupapes, alésage, injection directe. Voyez même tout ce que le matériel ménager, des réfrigérateurs aux mixers, a emprunté à l'industrie aéronautique qui, d'ailleurs, faute de mieux, se résout parfois à se lancer dans leur fabrication."
Dehors, la forêt de Plaisir vient brouter les prairies à peine défrichées. Au loin, vers l'Est, vers Paris et l'Autoroute, les HLM dévorent à belles dents les derniers terrains vagues. Avec le printemps revenu, de nouvelles industries jaillissent ici et là. Or, nous voici peut-être parvenus à un tournant décisif. A part des efforts rares jusque là et venus à peu près uniquement de la Défense nationale, le Comité d'aménagement du territoire va-t-il généraliser une politique gouvernementale d'aide à la recherche et ceci dans tous les domaines. Olivier Guichard a fait triompher son point de vue à l'échelon le plus haut. C'est l'Elysée, en fin de compte, qui a décidé cette subvention de trois cents millions d'anciens francs, une goutte d'eau dans le fleuve qu'est au fil des ans le budget de la France. Mais tout aussi symptomatiques ont été l'appui de Georges Pompidou et Marc Jacquet au projet Concorde menacé par les Anglais, et celui accordé sur le plan international au procédé télé couleur d'Henri de France.
Après tout, peut-être n'est il pas trop tard pour décider d'une défense de ce que pendant des siècles, le monde entier avait coutume d'appeler "le génie français".

Jacques LE BAILLY - Reportage photos : François GRAGNON

© PARIS MATCH - Mai 1965



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