Le Coussin d'Air et moi…

Une aventure… Des rêves et des souvenirs, une destinée…


Par Michel Piller




…"Dis M'man, quand est-ce qu'il arrive ?"…

En cette fin du mois d'août 1970, il fait encore chaud dans le sud de la France, à La Grande Motte cette géniale ville à peine sortie des sables et qui ressemble plutôt à un immense champ de grues qu'à une future station balnéaire. Il y a aussi encore beaucoup d'estivants venus profiter de leurs derniers jours de vacances.

Un proche ami de ma famille, Colonel retraité de l'Armée de l'Air française, s'est reconverti dans "La Mission"… Oh, rien de très clérical dans cela, il s'agit de la Mission Interministérielle pour l'Aménagement Touristique du Littoral Languedoc-Roussillon…


Le Languedoc Roussillon
Le Languedoc Roussillon et la Côte d'Azur

Cette deuxième moitié du vingtième siècle est très riche en événements technologiques majeurs et en aventures humaines. Voici à peine plus d'un an, Neil Armstrong et Buzz Aldrin avaient marché sur la lune et Concorde avait fait son premier vol. Promus alors à un bel avenir, les véhicules sur coussin d'air étaient en plein développement. Sur un rail très spécial, l'Aérotrain faisait ses essais en Ile de France et dans l'Orléanais. Sur la terre et sur l'eau, les Terraplanes et autres Naviplanes avaient depuis longtemps montré leur aisance et leurs possibilités. La conviction de leur potentiel avant-gardiste était alors telle que les nouvelles stations du sud de la France, de par leur architecture novatrice et leur urbaniste résolument orienté vers l'avenir, étaient apparues comme un terrain propice à la promotion de ce nouveau concept de transport, de l'an 2000 comme on se plaisait à le qualifier à l'époque !


"On dit" que ça vole, à quelques centimètres au-dessus du sol. "On dit" que ça peut se déplacer à plus de cent vingt kilomètres à l'heure sur l'eau, bien plus vite en tous cas que les rapides bateaux les plus courants de l'époque.

Les deux villes pilotes alors retenues pour recevoir les engins avaient donc été La Grande Motte et, plus au sud, Port Leucate. Leur construction était en effet déjà très avancée en regard des autres telles que Le Cap d'Agde ou Port Camargue. Notre ami dont la responsabilité encadrait tout le littoral avait déjà passé presque deux ans à étudier le système, principalement avec les N300 sur la Côte d'Azur. Il s'appliquait à la mise en place de la structure détachée de la SEDAM à La Grande Motte, en vue de l'exploitation touristique de deux ou trois Naviplanes de douze places, de type N102. Il s'agissait par ailleurs de mener une campagne d'essais d'intégration dans le trafic maritime et plaisancier de ce mode de transport un peu spécial, et de la définition d'une gamme de matériel adaptée aux besoins.


Vue d'artiste du Naviplane N102
Vue d'artiste du Naviplane N102 © Alain Labat
Tableau réalisé par Ivan Labat



Déjà l'an dernier, j'avais pu voir à l'arrêt et à Port Leucate une version prototype oblongue du N102. Mais là, il y avait au moins une bonne dizaine de jours qu'il se faisait attendre. Les retards pour l'arrivée du Naviplane se cumulaient et je voyais arriver le moment où il me faudrait partir d'ici sans avoir pu le voir en service. Personnellement, j'aurais volontiers séché la rentrée scolaire, mais ma mère ne l'entendait pas du tout de cette oreille !

Ce devait être, je crois, quelque chose comme le 1er septembre… Rien à l'horizon de la grande bleue…

2 septembre… Toujours rien à l'horizon de la grande bleue… L'impatience grandit…

3 septembre… Normalement c'est pour aujourd'hui, nous a-t-on dit, il était temps ! J'attends, assis au bord de la mer, à l'extrémité du slip, cette bande de bitume en pente prévue pour recevoir le Naviplane, d'une centaine de mètres de longueur, construite sur la plage Ouest proche des chantiers navals et de ce qui maintenant est devenu La Motte du Couchant.



Arrivee du N102 à La Grande Motte
Arrivee du N102 à La Grande Motte - Photo © Michel Piller


On dit qu'il est signalé au large des Saintes Maries, puis de l'Espiguette… Bientôt un mugissement se fait légèrement entendre, au loin, vers l'Est car il doit venir de Berre… Ça y est, je vois le haut de sa dérive et son aileron qui avancent vite derrière la jetée de cailloux… Soudain, le voici qui apparaît au détour du feu Ouest du port, traînant son panache d'eau. Il rugit de cette sonorité caractéristique des hélices carénées à pas variable. Ralentissement… Il aborde le chenal balisé pour lui, puis la plage, au pas. Je n'ose pas dire que le silence s'est fait, ce serait plutôt le contraire, mais je pense alors que tout le monde s'est tût.


Quelques ajustements de trajectoire, de poussée pour l'ascension de la rampe et le pilote positionne son étrange engin précisément au milieu de la piste pour s'y immobiliser en sustentation. Le ventilateur est coupé et la belle machine bleue et blanche se pose, d'abord par le nez puis par l'arrière et s'immobilise. Sur ses flancs, il porte son nom, N 102 C, C comme circulaire. Le moteur est stoppé et le silence est revenu sur la plage. Une foule venue nombreuse se masse au bord de ce qu'il est convenu d'appeler maintenant un "Naviport (© TM ® !)".

Voilà, ce sera tout pour cette fois. C'est la mort dans l'âme qu'il me faudra rentrer chez moi, là haut vers le brouillard, à Orléans pour y attaquer ma difficile année de cinquième !


Le Naviplane N102 en approche
Le Naviplane N102 en approche - Photo © Michel Piller




Le Naviplane N102-C posé
Le Naviplane N102 posé - Photo © Michel Piller


Les grandes vacances de 1971 se profilent et, unanimement, nous avons décidé d'aller… à La Grande Motte ! car nous savons qu'il doit revenir. Une réelle et efficace structure y a été mise en place par la SEDAM, à tel point que la société a obtenu un bureau à la capitainerie du port. Une fois débarrassé du sable qui n'a pas manqué de s'accumuler en un an, le slip reprendra du service.

Un ticket de baptême à bord du N102 TOTAL fournira le kérosène depuis la petite station service toute proche et une baraque ALGECO sera installée pour servir de guichet et de base "Naviportuaire"… car l'on pourra faire des baptêmes de l'eau sur coussin d'air tout l'été. Le projet promet même de pouvoir créer des liaisons entre les différentes stations du littoral, notamment bien sûr entre La Grande Motte et Port Leucate.


Je pense inutile de dire que cette année là, mes vacances furent vraiment très occupées et je n'ai pas dû avoir beaucoup le temps de me tremper dans l'encre bleue du Golfe du Lion, comme le dit le poète ! Levé tôt, très tôt même chaque matin, je ne me rappelle pas avoir manqué un seul des premiers vols. Ces vols très particuliers n'emmenaient pas, à priori, de passager mais si d'aventure quelque volontaire se trouvait à passer par-là, il était en général le bienvenu pour faire un tour, ne serait ce que pour lester l'appareil.



Un Naviplane N102 en vol
Un Naviplane N102 en vol - Photo © Michel Piller


Certaines plages, par exemple celle du phare de l'Espiguette, étaient vides à cette heure matinale et aussi, alors, presque inaccessibles au public car les voies de communication étaient loin d'être ce qu'elles sont de nos jours… Ces grandes étendues de sable désertes étaient accessibles au Naviplane par le côté mer avec une aisance déconcertante ! L'un des grands plaisirs de notre pilote, capitaine au long cours au demeurant, était d'en choisir une assez longue, libre bien sûr, et de se la prendre en enfilade pour placer l'appareil à demi sur l'eau et à demi sur la terre ferme et ce à plus de cent à l'heure. À de nombreuses reprises, il s'arrêtait en mer coupant la sustentation, la remettait et repartait au milieu des bulles en balayant le Golfe du Lion avec force dérapages, tous exercices faciles avec ce genre d'appareil !

En contrepartie de ces inoubliables vols en aéroglisseur et des heures passées avec les équipages, je consentais de bonne grâce et sans rechigner à, de temps en temps, passer un coup de jet sur le slip et faire quelques menues basses besognes. Cela arrangeait bien ces messieurs de la SEDAM, et moi, à douze ans cela ne me coûtait rien, bien au contraire. Ce sont certainement parmi les meilleures vacances que j'ai dû passer ! Ce furent probablement les plus insolites en tous cas.


Le succès de la formule fut important. Bien sûr, cela ne pouvait toutefois pas faire l'unanimité. Le bruit conjugué de l'Astazou XIV et des deux hélices provoquait bientôt une levée de protestations de la part de certains riverains. Cependant, personnellement, mon souvenir le plus marquant de ces nuisances était le soulèvement d'une vraie tempête de sable et l'envol des dizaines de parasols lorsque le Naviplane faisait son demi-tour à chaque sortie. Il s'ensuivait un branle-bas de combat chez les plagistes les plus proches de la piste. Encore heureux qu'aucun ne se soit fait blesser…
Le soir, un point fixe était systématiquement pratiqué, au cours duquel le chef mécanicien de chez Turboméca pulvérisait un produit de rinçage dans la turbine en vue d'éliminer les dépôts de sel qui auraient endommagé à terme les pièces de ce moteur qui rappelons-le était destiné initialement à équiper les Alouettes III. Les portes papillon se refermaient alors et il fallait attendre une longue nuit avant de reprendre la mer, ou l'air, le lendemain matin.


Embarquement à bord du Naviplane
Embarquement à bord du Naviplane - Photo © Michel Piller




Opération de maintenance
Opération de maintenance - Photo © Michel Piller

Les jours les plus intéressants pour la technique étaient sans aucun doute ceux pendant lesquels l'appareil était levé, principalement pour des raisons de maintenance ou de contrôle sous les jupes et sur le boudin flotteur. Mais ce serait sans compter aussi les caprices de la bête dont les pannes, parfois retentissantes, émaillèrent parfois ces deux mois de rêve… Tant mieux pour les parasols et les grincheux, et dommage pour ceux et celles qui n'ont pas pu participer à l'une de ces sorties. Espérons qu'ils auront gardé leur billet, cela pourrait bien aujourd'hui constituer une relique ! Bien sûr, avec le recul de trente ans, j'ai le sentiment d'avoir peut-être "un peu envahi" l'espace de travail et "un peu abusé" du temps et de la patience de ces ingénieurs… J'ai même pu parfois les importuner, allez. Quand on est gamin, on ne s'en rend pas vraiment compte, je les admirais et je les enviais, tout simplement. Mais ils n'ont jamais rechigné à s'occuper de moi ou à me confier même de petites tâches. J'en étais fier et très humblement je les en remercie tous du plus profond de mon cœur… Ils furent et sont restés des acteurs importants de ma jeunesse, déclenchant sans doute la passion qui m'anime encore aujourd'hui !


Le N102 oblong
Le N102 oblong - Photo © Michel Piller

Pendant que se déroulaient à La Grande Motte les essais du N 102 C, une autre version, "l'Allongé", en était essayée à Port Leucate, rappelant la forme du prototype de 1969. Cette machine reprenait le concept général du N102, mais elle devait être un peu plus longue que la version C. La forme n'était plus circulaire mais plutôt oblongue et enfin il est probable qu'elle eut été capable d'emporter quelques passagers supplémentaires. Les conditions géographiques permettaient des sorties plus fréquentes qu'à La Grande Motte, eu-égard au fait que si la mer était trop formée, il restait toujours la possibilité d'aller voler sur le vaste étang de Barcarès. Ce fut pour nous, pendant ces mois de juillet et d'août 1970, l'occasion de fréquents voyages dans le Roussillon et nous avons pu y découvrir des choses aussi belles que les paysages des contreforts pyrénéens, qu'originales telles que le Lydia, un paquebot grec réhabilité en centre d'attractions, en discothèque et ensablé volontairement sur la plage à quelques dizaines de mètres de la mer. On l'appelait le paquebot des sables…



Au cours des mois qui suivirent, à l'automne 1970, une autre campagne d'essais nous conduira sur la Rance, près de Dinard. Le N 102 passera l'écluse de l'usine marémotrice à de nombreuses reprises et tâtera des conditions, parfois sévères, de la Manche. Après le Lydia, nous visiterons le Mont Saint Michel et les remparts de Saint-Malo…

Le N102 sur la Rance
Le N102 sur la Rance - Photo © Michel Piller


… Été 1978… Je reviens pour la première fois à La Grande Motte, depuis bien longtemps. Tous les grands projets prometteurs de la fin des années soixante sont bien mal en point. Certains ont déjà été abandonnés, d'autres sont fortement compromis. Les missions lunaires du programme Apollo dont vingt étaient prévues se sont arrêtées au vol N°17. Le programme Concorde est allé au bout de son développement mais aux frais de multiples péripéties et controverses. Il n'est alors pas certain que les treize avions de série finalement construits soient un jour mis en exploitation. On avait parlé de plus de trois cents options de commandes. Le Paquebot France, désarmé depuis quatre ans devra encore attendre onze mois pour que prenne fin cette longue agonie, descente aux enfers aboutie sur le quai de l'oubli, et pour qu'un armateur norvégien le sauve de la honte et des chalumeaux… Quant aux coussins d'air français, il n'en reste pas grand chose… Jean Bertin est mort depuis presque deux ans… Notre ami de la SEDAM a disparu, aussi… Les sociétés exploitantes ne sont plus que l'ombre d'elles-mêmes, presque moribondes. Les machines ont été pour certaines oubliées ou en passe d'être livrées aux ferrailleurs, c'est le cas des Naviplanes. Pour d'autres elles seront vandalisées et détruites par le feu comme ce fut le cas pour les Aérotrains à Gometz et à Chevilly… Quant aux archives mieux vaut se servir de nos souvenirs personnels, car il n'en reste quasiment plus rien, pour le moins en France ! Rien ne va plus avec la marche en avant et les espoirs de voici encore seulement dix ans qui avaient fait naître tous ces grands chantiers révolutionnaires dans l'histoire des transports.

Pour ma première promenade à La Grande Motte depuis si longtemps, une petite visite au Naviport s'impose. Le slip est toujours là mais sept ans de délaissement d'une part et quelques affaissements de terrain d'autre part ont eu raison des quelques trente premiers mètres, ceux se trouvant vers la mer. Dame nature a toujours le dernier mot. Le reste est recouvert de sable. Il suffirait de gratter… un peu… Mais de cabanon, il n'y en a plus. Mais de citerne de kérosène, toujours prête à ravitailler, il n'y en a pas non plus. Mais y a-t-il encore quelqu'un qui se souvienne de cette époque révolue mais cependant pas si lointaine ? Pourtant… Certains commerçants ayant résisté au temps se rappellent. Eux aussi ont été témoins de la naissance de ce qui est devenu sans doute l'une des plus réussies des stations du projet littoral Languedoc-Roussillon, démarré à la fin des années cinquante. C'était à l'époque d'une ambition exceptionnelle et une réalisation enviée de par le monde entier.

C'est le cœur gros que je passerai un bon moment, pensif et déçu, assis sur le bord des ruines de la bande de bitume et qui maintenant sert aux plaisanciers de rampe de mise à l'eau. Aucun d'entre eux ne doit sans doute un instant imaginer que voici quelques années il y avait là l'un des systèmes de transport les plus avant-gardistes que l'on ait pu connaître. La façon de voyager des hommes a bien failli basculer ici même. Souvenirs… Les images d'aujourd'hui se font ténues, et me réapparaissent des visages, des vols au petit matin, des points fixes, des sonorités et des odeurs !… PFFFFFFF ! Les hommes ont la mémoire bien courte ! Mais faisons nous ce qu'il faudrait pour la leur entretenir et la leur rafraîchir ?



La plaquette de l'ARSATI
La plaquette de l'ARSATI


… Courant 1994… L'un de mes amis, alors ingénieur acousticien chez Bertin et me sachant intéressé par ces techniques, me remet un petit triptyque où j'y trouve l'adresse d'une association basée à Saran, près d'Orléans et dont l'ambition est de réhabiliter l'Aérotrain et les systèmes innovants, quelque chose qui colle bien à mes convictions en quelque sorte.
Lors de l'une de ses réunions, un jeune homme me dit "c'est toi Michel ? Euh oui… J'ai entendu parler de toi et je voudrais faire ta connaissance, ce soir on peut manger ensemble, si tu veux"… C'est Pierre Bouillet. J'ai la sensation de le connaître déjà, malgré que je ne le rencontre que pour la première fois. Il est l'auteur dudit triptyque et de quelques articles fort bien documentés sur les Naviplanes et parus sur le bulletin de l'ARSATI. Il est vrai que j'espérais vraiment cette rencontre. Une très forte amitié s'est créée entre nous, mais qui pourrait ne pas se lier d'amitié avec Pierre (!?), entretenue de surcroît par une passion commune pour ce genre de patrimoine. Il deviendra mon témoin de mariage en 1999 !


Face 1 de la plaquette Face 2 de la plaquette


… Nom de code "Chistera"… L'un des jeunes de mon club d'aéromodélisme orléanais, Jean-François, et dont j'ai eu à m'occuper en partie, suit un cursus d'un concept un peu nouveau, plutôt orienté expérience de terrain, et appelé "Ingénieurs 2000". Toute sa promo est à la recherche d'un sujet de projet. Un jour, en remontant par le train d'Orléans vers Paris, la vue de la ligne de l'Aérotrain lui donne une idée… L'idée… Faire circuler un engin sur le rail. Bingo ! Et c'est le samedi 25 février 1995, sous un ciel gris et pluvieux, et aussi par un froid de canard, qu'une assistance venue étonnamment nombreuse va voir un étrange petit véhicule à roues guidées, en forme de chistera et propulsé par une hélice aérienne et un moteur d'ULM, hissé sur la plate-forme Sud de la voie de l'Aérotrain, à Saran. Depuis déjà plusieurs jours les essais de cette curieuse machine sont allés bon train et les médias n'ont pas raté l'occasion. Jérôme Bonaldi a même réussi à en négocier un tour pour le compte de Canal+. Beaucoup d'événements et d'incidents viendront émailler le bon déroulement des choses. Néanmoins, il y aura plusieurs marches d'essais entre Saran et la base de Chevilly. Chistera n'avait peut-être rien d'un véhicule à coussin d'air et sa technologie simple n'avait sans doute rien de celle développée par Jean Bertin, mais quelque chose avait circulé sur le rail et cela, il y avait plus de vingt ans que ce n'était plus arrivé.


Le Chistera
Le Chistera - Photo © Pierre Bouillet



Le Transrapid 07
Le Transrapid 07 - Photo © Michel Piller

… 20 Juillet 1996… Dans le Emsland au Nord de l'Allemagne… Fébrilement, notre petit groupe mené par Pierre, prend place à bord de cet engin aux formes futuristes et à lévitation magnétique qu'est le Transrapid. L'appareil se met silencieusement en sustentation, comme soutenu par des fils invisibles, à un ou peut-être deux centimètres du rail… Ça y est, on avance, poussés par les forces magnétiques impalpables du moteur linéaire dont tout le monde rêvait voici plus de trente ans. L'accélération est discrète mais efficace… Tour de chauffe et 280 km/h devant la gare. Voici la grande courbe au nord de la voie expérimentale. Les lointaines éoliennes défilent. Le dévers est impressionnant… Je regarde le tachymètre, 320… Pour moi c'est déjà bien au-delà de tout ce que j'ai pu faire de plus rapide à bord d'un engin terrestre… Milieu de la courbe, 370… Ça accélère encore. Nous attaquons la ligne droite, 390… 400… 420 km/h devant la gare. Nous la verrons à peine passer, à presque cent vingt mètres par seconde, dans des conditions incroyables de confort et de quiétude ! Nous ne sommes "qu'à" 30 km/h du record du monde ! Bisou volé (!) et clic-clac pour immortaliser cet éphémère instant !

Il faut déjà ralentir avant d'aborder l'aiguille en pointe de la petite boucle. Le pilote sait qu'à bord de ce vol il y a des passionnés. Il nous gratifiera d'un tour supplémentaire pour le plaisir, mais à "seulement" 400 km/h. Aussi facilement qu'il avait accéléré, notre Transrapid 07 s'arrêtera au centimètre près et se reposera plus en douceur que jamais sur son rail en béton.




Le Schwebebahn de Wuppertal
Le Schwebebahn de Wuppertal - Photo © Michel Piller

Dans le courant des années 70, je ne saurais dire combien de fois j'ai pu passer au pied de la plaque tournante de l'Aérotrain à Saran ou à la base de Chevilly. J'habitais alors à Orléans ! Aussi incroyable que cela puisse paraître, persuadé que l'Aérotrain constituerait le moyen de transport de ma génération et que j'en verrai sûrement autant dans le futur que de trains aujourd'hui, je n'ai jamais pris le temps d'aller le voir fonctionner et encore moins de demander à en faire un tour. Erreur funeste et mon Dieu que je le regrette mais c'est hélas irréversible ! Comment ai-je pu être aussi naïf et crédule ! La première fois que j'ai pu le voir, le mal était fait, le I80 avait été saccagé mais pas encore incendié. Il devait l'être peu après. Pour moi, ce petit tour de Transrapid a comme un arrière goût d'envie enfin assouvie et de frustration enfin libérée… Il aura fallu presque 25 ans pour conjurer cela ! Quant au lendemain nous tenterons de battre un autre record, celui de la lenteur, à 42 km/h… Ce sera sous le rail du métro suspendu de Wuppertal et dans la magnifique voiture de l'Empereur. Cent ans séparent ces deux engins, étonnants à plus d'un titre…


Un SRN4 sur les Goodwin Sands
Un SRN4 sur les Goodwin Sands - Photo © Michel Piller


… 29 Juin 1999… Nous sommes à Douvres cette fois, et c'est encore Pierre qui mène le groupe. Aujourd'hui, je viens de prendre place à bord de l'un des deux aéroglisseurs encore en service sur la Manche. Celui-ci, le Princess Anne, est au départ pour les Goodwin-Sands, un banc de sable en mer et sur lequel nous devons aller nous poser et passer quelques dizaines de minutes… simplement pour le plaisir. Dès la mise en route et la mise en sustentation, les images et les sensations d'il y a 28 ans, lorsque je volais à bord d'un Naviplane, me reviennent en quelques fractions de seconde. Je me rends compte que tout est encore incroyablement clair et frais dans ma mémoire, presque comme au premier jour ! Comment pourrait-il en être autrement ! Des frissons me parcourent l'échine. Ces trop courts moments sont pour moi un ravissement et un bienfaisant retour aux sources.


… L'an 2000, symbole de modernisme, tant attendu et pour lequel les hommes avaient échafaudé bien des scénarios souvent tous aussi farfelus les uns que les autres, est arrivé. Les grands projets des années soixante ont vécu ! Quand on a eu dix ou onze ans à cette époque, il est difficile de se résigner et de penser que tant de choses aussi extraordinaires que géniales puissent rester sans suite, alors que la technologie est capable de tant de prouesses de nos jours. Il m'est impossible de me convaincre que l'humanité aurait atteint l'apothéose de son génie inventif et de son audace à ce moment là ! Il ne reste de tout cela que quelques photos, des souvenirs et des témoignages diffus… À nous de les perpétuer, nos successeurs doivent savoir… En attendant, en ce début de millénaire, on roule toujours en voiture sur des pneus et avec un moteur quasiment identiques à ceux que l'on utilisait au début de l'ère de l'automobile. Les trains roulent plus vite, certes, mais ce sont pratiquement les mêmes aussi et ce n'est pas le concept pendulaire qui va révolutionner le chemin de fer, loin s'en faut… Les avions ne volent toujours qu'à 800 km/h, le seul, et resté unique en son genre, capable d'aller vraiment plus vite et plus haut que tous les autres ne vole plus depuis le 25 juillet 2000, par décision politique, suite à son premier accident… en trente ans… Quant au projet Transrapid, après quelques espoirs d'une mise en exploitation, il est aujourd'hui aussi controversé et menacé que l'a été l'Aérotrain voici plus de trente ans. 2000 risque d'être une bien mauvaise année dans l'histoire des transports innovants ! Quel dommage, mais l'aventure humaine, elle, reste et restera.

Quoi qu'il en soit, je ne regrette pas un instant mon voyage aux Goodwin-Sands en 1999. Ceux de 2000 n'ont en effet pas eu lieu, et pire, le 30 septembre, les liaisons France-Angleterre en Hovercraft ont été définitivement arrêtées, machines à bout de souffle.
Je ne regrette pas non plus mon vol en Concorde, le 11 août 1999, sous l'éclipse de soleil, en fait pas un seul jour ne passe sans que je n'y pense lorsque je regarde le ciel. Moins d'un an plus tard, l'accident dramatique du Sierra Charlie à Gonesse risque de mettre fin définitivement à son exploitation ! L'un des points communs à tout cela est qu'aucune pérennité n'a été assurée pour ces systèmes qui risquent de rester résolument exceptionnels, à plus d'un titre.



1er octobre 2000 : l'un des derniers départs d'un SRN4 de Calais
1er octobre 2000 : l'un des derniers départs d'un SRN4 de Calais
Photo © Pierre Bouillet



Les expériences des années passées me font réfléchir et j'en suis troublé… La vie est faite de rencontres, d'événements et de passions. Parfois des années après, de façon tout à fait inattendue des gens ou des situations apparaissent ou réapparaissent, présentant des similitudes, des points communs ou des motivations avec d'autres personnes ou événements passés, et que l'on croyait complètement disparus ou oubliés. Est-ce le hasard qui fait bien les choses ? Est-ce la destinée ? À moins que nous ne soyons un peu les pilotes de notre propre devenir et de nos passions. Étais-je prédisposé à monter coûte que coûte dans un engin à coussin d'air ? Ou de rencontrer quelqu'un avec qui je le ferais un jour alors qu'il était peut-être à peine né quand moi-même je me passionnais déjà pour cela ? Pouvais-je imaginer un seul instant dans ces années incroyablement intenses pour moi, que celle qui deviendrait mon épouse quelques trente ans plus tard serait la fille d'un ingénieur de chez Bertin et qui a participé au projet… Aérotrain ! Quel puzzle incroyable !

"Philippe, mon ami de chez Bertin, je te remercie de m'avoir un jour donné le petit triptyque, et toi Pierre je te remercie de l'avoir fait". Les ingrédients étaient réunis et la recette devait sans doute être écrite quelque part. Le reste n'est sans doute "que" conjonction ! Ces enchaînements d'événements m'ont procuré des occasions de ressentir des joies d'une très grande intensité, parfois à la limite du juvénile et ce même à quarante ans ! C'est tout.

Aujourd'hui, je pleure la disparition de l'audace technique innovatrice au profit d'une trop grande "frilosité amélioratrice". Je pleure aussi le comportement de nos congénères pour qui patrimoine se limite trop souvent à vieilles pierres ou toiles de maîtres. Toute noble et indispensable que soit cette approche, il n'en faut pas pour autant oublier la notion de patrimoine technologique, grâce auquel notre pays et la race humaine ont malgré tout acquis leurs lettres de noblesse. Sans ces traces de notre génie inventif, l'on ne parlerait pas de musée de l'automobile, des chemins de fer ou de l'aviation…Ou de bien d'autres encore… Sans ces novateurs qu'ont été les "ingénieurs fous" et peut-être aussi les rêveurs de ces années là, la vie serait sans doute différente aussi… Il apparaît curieusement que des innovations majeures dans la vie des hommes concernent souvent leurs moyens de se déplacer. Sans doute est-ce sa soif de liberté, de mouvement. Il y aurait en effet beaucoup à raconter sur la genèse, les polémiques et les passions qu'a suscité, entre autres le développement du Cable Car de San-Francisco ou celui du métro suspendu de Wuppertal, qui pour sembler aujourd'hui ne pas être des révolutions technologiques n'en sont pas moins des inventions qui ont conditionné la vie de millions de personnes et à bord desquels, loin de toute tentative de record de vitesse, il est possible de passer des moments d'une intensité à nulle autre pareille... D'autres projets, comme le Safège, n'ont pas eu la chance de survivre et ils resteront sans doute longtemps dans les cartons comme des rêves utopiques et irréalistes. À moins que le futur ne les exhume ou ne les ressuscite un jour. Nul n'est en effet prophète en son pays et la seule note d'espoir qu'il soit possible de formuler est que toute révolution dans la vie des hommes est dérangeante pour certains et ne recueille jamais l'unanimité… Mais elle finit toujours par passer de la science-fiction à la réalité.

Pour finir, je plains un peu nos enfants de n'avoir plus pour héros de leur jeunesse que des créatures virtuelles et pour les faire rêver que des machines qui ont toutes en elles le même programme. Pour ces quelques grandes aventures auxquelles j'ai eu la chance d'assister, là encore grâce à un hasard, celui de la rencontre de mes parents (!), et quelles que furent leurs destinées ou leur incidence sur la vie des hommes, au risque de paraître passéiste et même si j'en suis bien peu responsable, j'oserai dire, simplement et humblement… "J'y étais".

Michel Piller, Dijon, octobre 2000


[retour]


Entrée du site / Home